mardi 11 mars 2008
Les Bienvaillantes, cibles de la critique en Allemagne
"Il est rare qu'un livre déclenche en Allemagne un débat aussi acharné avant même qu'il n'ait été traduit et publié. Cette remarque s'applique comme un gant aux « Bienveillantes » de Jonathan Litell, qui animait déjà les pages culturelles des médias trois semaines avant sa parution le 23 février. Et pourtant elle fut écrite il y a plus de dix ans, en 1996, à propos du livre de Daniel Jonah Goldhagen, jeune historien américain d'origine juive, Les Bourreaux volontaires de Hitler : les Allemands ordinaires et l’Holocauste.
A l'époque l'hebdomadaire die Zeit avait inauguré les polémiques en publiant un article faisant de la lecture du livre à paraître une obligation pour ses lecteurs. Aujourd'hui, le quotidien libéral Frankfurter Allgemeine Zeitung a publié en exclusivité les « bonne pages » du roman de Litell, ouvrant un forum permanent à ses lecteurs.
Le rapprochement va de soi, le livre de Goldhagen, comme le roman de Litell, touchent les Allemands au point sensible, leur rapport à l'horreur, au nazisme. Ils posent la question qui taraude toujours l'Allemagne: "comment expliquer l'inexpliquable?".
*La thèse de Goldhagen, contestée par nombre de spécialistes, réhabilitait le mythe de la culpabilité collective. Le régime nazi aurait permis à l'antisémitisme éliminationiste, qui imprégnait à l'époque l'Allemagne, de s'exprimer sans limite, transformant les Allemands en « Bourreaux ordinaires ».
*« Les Bienvaillantes », la confession d'un bourreau justement, s'attaque par un tout autre bout à la question. Elle l'individualise et fait du criminel nazi un être à part, imaginaire, Max Aue.
Les critiques allemands se sont donc attaqués à la fois à la retranscription minutieuse des crimes nazis, dans "les Bienvaillantes", et à l'écriture de Jonathan Litell, à son imagination, à la création de son personnage fictif.
Les forums énumérés sur les pages culture du Frankfurter Allgemeine en témoignent. On relève au hasard des thèmes: « Litell relativise-t-il la faute des coupables; le roman respecte-t-il l'histoire; invalide-t-il ou non le mythe de la non-culpabilité de la Wehrmacht ? ». On remarque au passage cette expliquation d'un lecteur, en ce qui concerne le succès stupéfiant du roman en France: « c'est parce qu'on y connaît mieux l'histoire de la résistance que celle de l'horreur du nazisme». Une histoire omniprésente ici.
La critique littéraire cible particulièrement la « sexualisation » du nazisme qui colle à la confession de Max Aue. C'est « un habile pornographe » commente le critique du Süddeutsche Zeitung, pour décrire le souci littéraire de Litell de transformer en permanence son lecteur « en voyeur ». L'épaisseur du personnage, reproche-t-il, ne tient pas à son identification à la perspective historique des criminels, mais à sa sexualisation permanente enfreignant les tabous, les plaisirs et les ébats les plus glauques, jusqu'à l'inceste et au meurtre de la mère. « En faisant appel à la mythologie grecque et en incarnant en Aue un Oreste moderne,  Littel passe complètement à côté de l'horreur que les historiens nous ont fait découvrir ces dernières décennies: celle de la banalité du criminel ordinaire, non-pervers ». Son bouquin, en ce sens, serait en quelque sorte un "monstre" (sic).