Erdogan-Böhmermann affaire d'état pour un clip

66% des Allemands selon un sondage Emnid du 16 avril désavouent l'autorisation d'ouvrir l'enquête donnée par la chancelière au parquet. Le président turc a fait usage de l'article § 103,  pour interpeller Merkel et la contraindre à entamer le procès de l'humoriste. L'article en question date de 1887 et punit en Allemagne les attaques et les diffamations contre les chefs d'état étrangers. C'est une arme diplomatique d'autrefois qui prévient les crimes de lèse-majesté. Merkel a d'ailleurs promis que cette loi allait être abrogée. Erdogan pourrait donc être son dernier bénéficiaire. Mais la chancelière a été accusée aussitôt par les critiques les plus sévères de courber l'échine devant lui.

L'avocat de Böhmermann, Christian Schertz, souligne que son choix est totalement "incongru et superflu". Le président Erdogan ayant par ailleurs directement saisi le parquet en tant que personne privée -en sus de son recours au § 103 par les voies diplomatiques- , la justice aurait de toute façon ouvert l'enquête et jugé de la validité ou non de la plainte du président turc.

« Il est tout à fait douteux sur le plan politique et du point de vue du droit d'expliquer que l'examen de la légalité de la plainte est du ressort du parquet et du tribunal et de leur donner en même temps plein pouvoir de poursuite". C'est une décision de la chancelière qui concorde avec ce que l'on sait de sa conversation téléphonique avec le premier ministre turc, Davutoglu, au cours de laquelle Merkel aurait qualifié le gag de Böhmermann de provocation volontairement blessante en se référant aux « injures » qu'il contient. "Elle a donc déjà jugé de la chose, alors qu'il revient à la justice d'en décider, conclut Schertz. " 

Que la chancelière ait été contrainte de se prononcer personnellement sur une satire à la télévision est déjà quelque chose de comique. "Mais que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, n'aie rien de mieux à faire que de porter plainte au plus haut niveau contre un humoriste allemand parce qu'il se sent blessé dans son amour propre, est d'une absurdité indépassable résume Spiegel on line.

Tout le monde des médias, des critiques, des politiques attendait ces derniers jours Merkel au tournant. Mais était-elle obligée de satisfaire la requête d'Erdogan ?

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Bohmermann sous titré en turc

Böhmermann l'avait mise de fait au pied du mur, en provoquant Erdogan dans des termes dont il savait très bien que celui-ci ne laisserait pas passer. En Allemagne ou la communauté turque est la première communauté d'origine « étrangère » on suit avec inquiétude l'évolution autoritaire et guerrière du régime d'Erdogan. L'accord réalisé avec Ankara pour « gérer » purement et simplement l'arrivée des migrants en Grèce et les renvoyer en Turquie n'a rien arrangé.

Si la chancelière décide en plus que le président turc a raison de s'estimer insulté, elle fera face à une volée de bois verts l'accusant d'avoir sacrifié la liberté de la presse sur l'autel de la « realpolitik » résumait le Frankfurter Allgemeine Zeitung le 12 avril, quelques jours avant la décision de Merkel. « Elle démontrerait ainsi que l'Allemagne s'est soumise aux chantages d'Ankara en concluant un accord sur les réfugiés. La Turquie étant susceptible par ailleurs d'exiger de nouvelles contreparties pour son aide. Comment la chancelière pourra-t-elle alors répliquer à ces accusations ? »

Si elle donne raison au contraire à Böhmermann et rejette l'application du § 103 auquel Erdogan se réfère pour sa plainte, elle sera félicitée en Allemagne. Mais elle rembarrera alors l'homme qui lui paraît être actuellement le seul recours dans la crise des réfugiés, et la coopération déjà fragile avec Ankara pourrait être mise en cause. Alors que son avenir en tant que chancelière en dépend pour beaucoup. On peut estimer cependant, pronostiquait le Frankfurter Allgemeine, à tord, qu'elle ne laissera pas tomber Böhmermann.

GERMANY-TURKEY/
 

Mais on ne peut parler pourtant de compromission et de flatterie de la chancelière à l'égard d'Erdogan, estime Spiegel on line. Même si la chancelière a donné le feu vert à l'enquête du parquet en dépit des résistances des ministres du SPD au sein de son gouvernement. Cr elle a renvoyé aussi la balle diplomatiquement « en finesse », dans le camp d'Erdogan. Après avoir fait part de ses craintes renforcées sur la liberté des médias et du droit de manifester en Turquie elle a souligné que dans un état de droit ce n'est pas au gouvernement mais à la justice, de décider de la compatibilité entre les droits de la personne et la liberté de presse et de création.

En Turquie la liberté de la presse est de plus en plus mise en cause par des procès et la répression qui viennent en grande partie du chef d'état. Merkel a rappelé également, poursuit Spiegel on line que la Turquie poursuit les négociations pour son entrée au sein de la communauté européenne. « Or c'est la justice qui a le dernier mot au sein de l'UE, pas le pouvoir politique. » La Turquie devrait donc s'efforcer de respecter la liberté de pensée, la liberté de création, et la pluralité des opinions en s'inspirant du fonctionnement de l'état de droit, si elle veut devenir membre. Le président Erdogan est devenu la tête de pipe des humoristes ces dernières semaines, en ne tolérant pas que l'on manie l'humour à son encontre en Allemagne. Il avait déjà obtenu l'effacement par la télévision de la vidéo égrainant les insultes à son égard de Jan Böhmermann, l'enfant terrible de la chaîne ZDF dans son « Neo Magazin Royal ».  

Mais attention, la vidéo effacée n'est pas celle qui mit la première le feu aux poudres entre Erdogan et les humoristes allemand, celle de l'émission Extra 3, sur la chaine NDR, « Erdowie, Erdowo, Erdowan ». Non celle là est toujours visible. L'animateur de ZDF voulait d'ailleurs en quelque sorte faire concurrence à Christian Ehring, l'animateur d'Extra 3, en introduisant avec humour son émission d'un « Böhmerwo, Böhmerwie, Böhmermann », et en assurant être aux côtés d'Erdogan dans sa plainte contre le gag « Erdowie, Erdowo... »

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Puis il avait choisi l'humour béton. Son gag consistait à dire d'Erdogan tout ce qu'il ne dirait jamais, justement parce que cela dépasse les bornes…Il s'agissait, n'ont plus de railleries mais carrément d'insultes (Schmäkritik) à l'égard du président turc, qualifié de « président à la petite queue », qui « bat les enfants » et fait l'amour « avec une chèvre »...Böhmermann ne s'en cache pas. Et il « ne se permettrait jamais, assurait-t-il, d'utiliser les termes qu'il venait d'employer à l'égard d'Erdogan ». On voit l'humour. Le niveau était tel que la chaîne évidemment ne pouvait pas se permettre de diffuser un tel discours. Böhmermann montrait ainsi par sa provocation ou se trouvent les limites de la satire. ZDF a effacé le sketch. Démonstration faite. Mais le comique Jan Böhmermann, étoile de la chaîne publique ZDF, mérite-t-il le tribunal et la prison, comme le promet l'article 103 invoqué par Erdogan ?

Normalement, commente die Zeit, c'est un cas pour les juges, un argument qui rejoint celui de l'avocat de Böhmermann. Mais Erdogan est un chef d'état étranger d'autant plus « privilégié » aujourd'hui en Allemagne qu'il est l'allié indispensable du gouvernement Merkel dans la question des réfugiés. Il fait donc d'une satire d'un soir une affaire d'état en utilisant tous les recours diplomatiques et juridiques pour punir Böhmermann, en dehors du recours ordinaire accessible à tous. Le § 103, est surnommé le « paragraphe du Shah », car le Shah d'Iran en fit usage après avoir été apostrophé par des manifestations virulentes en 1967, en République fédérale. Il fut adoptée au XIX ème siècle. Nombre de critiques ont plaidé depuis pour son abrogation.

Le SPD la réclame dés aujourd'hui. La chancelière a entendu, apparemment cette revendication. En attendant l'article 103 peut signifier pour Böhmermann une peine de prison qui peut aller jusqu'à trois ans, voire cinq ans. « Le président turc ne comprend pas que la télévision publique n'est pas forcément un organe de gouvernement, explique le Frankfurter Allgemeine Zeitung. Comment une télévision sous contrôle du gouvernement allemand (NDR et ZDF sont des chaïnes publiques) peut-elle se permette de le railler lui, Erdogan, précisément quand Angela Merkel est contrainte de faire appel à la Turquie dans la crise des réfugiés ? C'est une énigme pour le président turc qui ne laisse pas sa télévision diffuser des satires de la chancelière, commente le quotidien de Francfort.

« Pourquoi Merkel n'envoie-t-elle pas des gens à elle dans les rédactions afin qu'ils en prennent le commandement et imposent la bonne ligne éditoriale ? » se demande-t-il probablement? Lui même a fait usage de ce remède à plusieurs reprises ces derniers mois -dernièrement avec le quotidien Zaman. En Turquie, les journalistes sont poursuivis et emprisonnés pour avoir révéler des liens explosifs entre Daesh et l'état turc, ses services secrets notamment.

C'est pour toutes ces raisons d'ailleurs qu'Extra 3 a réalisé ce premier clip qui n'épargnait aucun des coups d'éclats actuels du président turc contre la démocratie. De la construction de son palais du Bosphore sans permis de construire, à la guerre contre les Kurdes à l'est du pays. Son image est de plus en plus sombre en Allemagne. Et l'affaire Böhmermann ne va rien améliorer. Le magazine satirique « Extra 3 » avait d'ailleurs poursuivi les moqueries après la diffusion de son clip. La musique orientale accueillait le téléspectateur lors de l'émission suivante, avec en off un salut en langue turque. « bienvenue dans Extra 3 le spectacle préféré du président Erdogan », note le Berliner Zeitung.

L'animateur Christian Ehring assurait : « nous avions invité l'ambassadeur turc à notre émission, mais il n'a pas donné suite. La situation menace de s'aggraver encore ». L'humoriste insistait sur la disproportion absurde entre une petite émission satirique et un chef d'état tout puissant le « plus grand comique de son pays ». « Quand on accuse Erdogan de maltraiter la liberté de la presse, il réagit en la restreignant encore plus ! » En conclusion, Extra 3 a baptisé le président turc son meilleur « collaborateur du mois ».

Mais Erdogan n'est pas seul à ne pas goûter l'humour souligne de son côté leSüddeutsche Zeitung. La tolérance est en chute dans nombre de pays, les humoristes sont poursuivis et la liberté d'expression enchaînée. Cela se passe ainsi en Russie et en Chine, en Iran et en Egypte ou même en France ou la terreur islamiste a a frappé le journal satirique Charlie Hebdo. Le message est clair : la satire n'a pas droit d'existence. Et pourtant, on pouvait croire au tournant du siècle que l'esprit des lumières avait convaincu la planète. On croyait que la guerre avait été supplantée par les batailles de l'esprit et qu'on n'empilait plus dans les arsenaux des mitrailleuses et des missiles de combat mais des blagues des moqueries et une bonne dose de manque de respect.

Les critiques des politiques de l'étranger, sous forme satirique, peuvent aller en fait jusqu'à créer des crises, bi-latérales. Tel fut le cas des caricatures de Mohamed parues en occident et qui déclenchèrent des troubles dans les pays musulmans avec de nombreux morts. Les responsables politiques et les diplomates sont tenus selon le quotidien münichois de se limiter aux critiques et de s'épargner les railleries. Le ministre italien Roberto Calderoli qui arborait en 2006 les caricatures de Mohamed sur son T-Shirt était irresponsable. Mais l'impératif de retenue ne vaut pas pour les artistes, les humoristes, les caricaturistes ou les journalistes, y compris en ce qui concerne la politique internationale. Justement parce que les politiques doivent marcher sur des œufs en ce domaine, il faut d'autres voix pour briser les tabous, et railler les tout puissants. Parce que les autocrates condamnent leurs critiques au silence dans leurs propres pays, ceux-ci doivent élever encore plus la voix au-delà des frontières. La Turquie est un bon exemple. Nombre de responsables politiques caressent Erdogan dans le sens du poil en raison de la crise des réfugiés et renforcent la désinvolture avec lequel le Tyran du Bosphore étale ses fastes.

Michel Verrier

Author: Michel Verrier

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