Il y a cinquante ans les "Gastarbeiter" venaient épauler l'Allemagne

La lettre anonyme frappée à la machine que me montre Bekir Yilmaz, président de la communauté turque de Berlin-Kreuzberg, est arrivé le matin même par la poste. « Pourquoi votre association proteste-t-elle contre l'interdiction des grillades dans le Tiergarten -le parc central de Berlin, ndr- ? Vos compatriotes sont incapables de se tenir correctement et proprement. Allez à Ankara ou Istamboul faire vos barbecue. Ici vous êtes seulement des invités tolérés ».
«Moi ce genre d'insulte ça me fait rire explique Bekir Yilmaz. Mais ça fait mal à nombre de mes compatriotes, à mon père par exemple qui est arrivé à Berlin en 1971 ». Les grillades l'été au Tiergarten sont une tradition « historique » pour les familles de la communauté turque. Le château Bellevue, résidence du président de la République, s'estompe derrière les fumées odorantes. L'interdiction tombe mal alors que le premier ministre turc, Tayeb Erdogan, et Angela Merkel célèbreront le 2 novembre le cinquantenaire des accords du 30 octobre 1961, organisant l'afflux des « Gastarbeiter », les « travailleurs invités » turcs en Allemagne.
« 50 ans de mariage blanc » résume la banderole qui barre l'immeuble à l'entrée de Berlin Kreuzberg -le quartier berlinois baptisé le « petit Istambul », et annonce la pièce de théâtre montée pour l'occasion.
Au lendemain de la guerre, l'Allemagne manquait de main d'oeuvre pour se reconstruire et réaliser le fameux « miracle allemand ». L'appel aux Italiens (1955), puis aux Espagnols et aux Grecs (1960) ne suffira pas à y répondre. Les Allemands se tourneront alors vers Ankara, une vieille relation. « Nous avons fait la première guerre mondiale ensemble, rappelle Bekir Yilmaz ».  L'Allemagne reconstitua à la jointure du 20 ème siècle l'armée de l'empire ottoman effondré, inspirant le nationalisme des jeunes officiers turcs, les pères de la Turquie moderne. « Et le Bagdad-Bahn, le chemin de fer, vecteur de l'influence de l'empire allemand « sous le soleil » partait de Berlin».
Les deux pays ont une relation privilégiée depuis des lustres qui rappelle, dans d'autres conditions, celle de la France et de l'Algérie.
Petit, le crâne dégarni, l'oeil malicieux, Ahmed Bayran, 66 ans, est arrivé en 1971 à Berlin, avec un contrat de travail dans une grosse entreprise de machines-outils de 3000 salariés ou il a été employé 26 ans. 40 ans plus tard, il a la nationalité allemande et a conservé son passeport turc. « Je suis pratiquement devenu un berlinois, sourit-il».
Retraité, il passe toujours ses vacances « aux pays » mais n'y resterait pas plus de quatre mois car sa vie est ici. « Mes trois enfants et mes petits enfants vivent à Berlin », poursuit-il, dans la librairie turque « Kitapçi » tenue par son fils, ou le Coran côtoie les biographies d'Attaturk, les romans et les ordinateurs portables d'occasion. Il y a quarante ans tout le monde avait du travail, se souvient-il. « Puis la crise est arrivé les Allemands ont commencé à nous dire qu'on leur piquait leur boulot et nous ont reproché de rouler en grosse Mercédes, tout en profitant de la sécurité sociale». Mais il s'est fait de « bons amis » durant ses années de travail et a de bonnes relations avec ses voisins, souligne-t-il.
Mais « nous restons une population tolérée », souligne Bekir Yilmaz de son côté, dans les bureaux de la communauté turque. Lui a rejoint son père à Berlin en 1977, à l'âge de 8 ans, et a fini brillamment sa scolarité en Allemagne. « J'ai eu la chance d'acquérir la nationalité allemande avant 2000». La loi adoptée depuis pour faciliter l'accès à la nationalité allemande, exige en même temps le renoncement préalable à la nationalité turque. Faute de respecter l'interdit de la double nationalité, 55000 personnes se sont vu retirer le « nouveau » passeport de la république fédérale qu'elles venaient d'obtenir.
Marié, père de quatre enfants nés en Allemagne, Bekir Yilmaz précise: « je suis citoyen allemand, mais je ne suis pas « Allemand ». Je ne peux pas renier mon origine. » 95% des jeunes nés en Allemagne se considèrent « Turcs avant tout ». Même s'ils se sentent « berlinois à 100%», selon lui.
Dominant Berlin-Neuköln, La « Mosquée du cimetière turc » dresse ses minarets le long de l'ancien aéroport de Tempelhof, dont les pistes d'envol sont devenues des autoroutes pour les patineurs -au milieu d'un parc de loisir borné par les bâtiments immenses de l'aéroport image de l'architecture nazie. Le cimetière, témoin de l'histoire, a été ouvert en 1789 pour accueillir la tombe d' Ali Aziz Efendi, écrivain et ambassadeur auprès de l'empereur Friedrich Wilhelm III. Dans un coin deux tombes blanches, Cemal Azim Bey et le Dr Bahäddin Sakin, tués le 12 avril 1922 par des terroristes arméniens. Ender Çetin, né à Berlin en 1977 est aujourd'hui membre de la présidence de la « Mosquée ».
«Nous n'avons aucune difficulté à pratiquer notre religion souligne-t-il. » La coopération avec les écoles, la police, les autorités berlinoises est bonne. Nous animons ensemble des ateliers contre la violence. » Mais il n'a pas demandé la nationalité allemande. Il lui faudrait pour cela renoncer à son passeport turc. Or restera-t-il en Allemagne ou ira-t-il vivre en Turquie ? « La question reste ouverte ». Le racisme, la « haine de l'Islam » se sont renforcés ces dernières années. Les menaces par mail ou téléphone s'accumulent à la mosquée.
Serdar Tașçi ou Mesut Özi les étoiles turques de l'équipe de foot nationale, la « Mannschaft »  multikulti », n'empêchent pas les poussées xénophobes en effet. Renforcées par la publication du livre-choc de Thilo Sarrazin, vendu à plus d' 1,5 millions d'exemplaires,et décrivant la communauté turque comme le boulet qui va « achever l'Allemagne ». Il y a 25 ans, c'est « Tête de turc », le livre de Günther Wallraf décrivant les conditions de vie lamentables des travailleurs immigrés, qui interrogeait les Allemands au contraire. Retour du balancier.
Aujourd'hui le solde de l'immigration turque est négatif -en 2008 plus de 28000 turcs sont arrivés en Allemagne, plus de 38000 sont repartis aux pays. Nombre de jeunes nés en Allemagne et bien diplômés peinent à trouver un bon emploi ici. Ne supportant plus d'être encore obligés de « justifier leur présence », ils partent travailler dans le pays de leurs parents.
50 ans après l'arrivée des premiers Gastarbeiter, 2,5 millions de turcs d'origine vivent en Allemagne, 1,5 millions ont acquis la nationalité allemande.
La communauté a ses artistes, ses millionnaires, ses responsables politiques, dont Cem Özdemir, président du parti vert. On comptait 72000 entrepreneurs turcs en Allemagne en 2007, employant 350000 salariés. Ils devraient être 120000 en 2015. 3 millions de travailleurs feront défaut alors pour répondre aux besoins de l'industrie allemande, une conséquence de la chute de la natalité depuis les années soixante-dix. L'égalité des chances n'est pas pour autant au rendez-vous pour les jeunes Turcs-Allemands.
Mehmet Daimagüler, 43 ans, avocat turc-allemand symbole de la réussite, explique dans la biographie qu'il vient de publier: «  l'immigration a été organisée par l'état, mais l'intégration est repoussée depuis des décennies ».

ce billet reprend en partie un article publié dans la Croix aujourd'hui.

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1. Le jeudi 17 septembre 2015 à 10:11, par Michel Verrier

2. Le jeudi 17 septembre 2015 à 10:13, par Michel Verrier

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